Matera, la miraculée de la Basilicate

Visualisez : au pied de la botte italienne, le creux de la voûte plantaire et, au niveau de la cheville, une petite bride sur le devant du pied…Voilà localisée la Basilicate, nichée entre la Calabre et les Pouilles, plein sud. Moins connue que ses voisines, « La Royale », selon son étymologie grecque, joue plutôt les seconds rôles sur la carte touristique. Pourtant ses paysages n’en sont pas moins spectaculaires, tannés par un soleil implacable. Un tiers de son petit territoire est constitué d’espaces naturels protégés. S’y dressent les pitons arrondis des Dolomites lucaniennes et les rares pins de Bosnie du plus grand parc national d’Italie, le massif du Pollino.

Comparé à l’enfer

Après avoir atterri à Bari puis traversé une plaine monotone, on quitte les Pouilles pour aborder le joyau de la Basilicate : Matera, capitale européenne de la culture en 2019 avec Plovdiv , en Bulgarie. La nuit commence à tomber , mille lumières scintillent sur les flancs d’un canyon, dans un silence rare. Une odeur de figuiers sauvages plane dans ces ruelles hors du temps où aucune voiture ne s’aventure.

Dire que la cité millénaire fut comparée à L’Enfer de Dante, dans Le Christ s’est arrêté à Eboli, paru en 1945…C’est en ces mots que l’écrivain Carlo Levi dénonça les conditions de vie misérables de la population rurale. « Chaque famille n’a, en général, qu’une seule de ces grottes pour toute habitation et ils y dorment tous ensemble, hommes, femmes, enfants et bêtes. », décrivit ce lanceur d’alerte devant les réseaux sociaux.Matera fut qualifiée de « honte nationale », ses habitants furent relogés dans un nouveau quartier et ses maisons restaurées.

Trois quart de siècle plus tard, ses deux quartiers troglodytes, les sassi, littéralement « rochers » en italien, se sont métamorphosés. Creusés dans le tuf, à flanc de ravin, le sasso Caveoso et le sasso Barisano ont même été classés au patrimoine mondial en 1993 et, aujourd’hui leur pierre blanche resplendit sous la lumière méditerranéenne. C’et l’une des trois plus anciennes villes habitées du monde après Alep et Jéricho.

À partir du VIIIe siècle, des moines byzantins transformèrent des grottes en églises rupestres puis, à la Renaissance, vint le temps des palais. Ce décor biblique a fasciné de nombreux cinéastes, de Pier Paolo Pasolini pour son Évangile selon saint Matthieu, sorti en 1994, à Mel Gibson pour sa Passion du Christ,sur les écrans en 2004. Fin juillet,dans un autre style, ce fut la séquence d’ouverture du prochain James Bond qui doit y être tournée.

Des saints très byzantins

La « Jérusalem d’Europe » n’a guère besoin d’être mise en scène pour être appréciée à sa juste valeur. Flâner dans l’envoûtant dédale de ses ruelles reste la meilleure approche, en montant et descendant au risque de perdre son souffle. Dans le sasso Caveoso, la Casa Noha offre une parfaite entrée en matière grâce à un film historique de trente minutes. La plongée se poursuit, forte et poignante, dans la maison-grotte de Vico Solitario, occupée jusqu’en 1956. L’étable où logeaient les mulets et les cochons y jouxte le grand lit familial, le tiroir le plus bas de la commode semble prêt à être tiré pour y faire dormir le benjamin.

La spiritualité règne également entre les parois de ces murs épais. Sur les fresques des émouvants sanctuaires rupestres, les saints aux yeux amande trahissent l’influence byzantine. La façade du Duomo, la cathédrale, affiche, elle, un beau style roman des Pouilles du XIIIe siècle. Quant aux amateurs de baroque, ils admirent l’église du Purgatoire (XVIIIe siècle), décorée de têtes de mort…Afin de se sentir bien vivant, on cède au pêché de gourmandise chez le glacier situé à quelques mètres, I Vizi degli Angeli, avec une mention spéciale pour le parfum pistache.

Les sassi avaient été classés par l’Unesco en partie pour leur ingénieux système de récupération des eaux de pluies. Le réservoir le plus spectaculaire, Palombaro Lungo, fait 16 mètres de hauteur. Les habitants n’ont, heureusement, plus besoin d’y puiser leur eau. Ils sont désormais 4000, contre 30000 au siècle dernier.

Peu d’anciens ont repris leurs quartiers dans les logements insalubres d’autrefois, métamorphosées en hôtels de luxe ou en locations Airbnb. Les traditions restent solidement ancrées, telle la fête de la Madonna della Bruna, le 2 juillet. À la fin, la foule se déchaîne et arrache les morceaux de char en papier mâché transportant une statue de la Vierge. Ils sont censés porter chance. Autre passage obligé, le pain de Matera, une spécialité au blé dur local dont la forme rappelle les montagnes des environs.

Le retour du cinéaste

C’est sur l’une de ces montagnes, à 80 kilomètres de la cité, que Carlo Levi fut exilé pour son opposition à Mussolini de 1935 à 1936 dans le village d’Aliano, où, « de tous côtés, on ne voyait que des précipices d’argile blanche, au-dessus desquels les maisons paraissaient suspendues en l’air ». Les tableaux qu’il y peint – autre corde à l’arc de ce médecin de formation- sont exposés dans la pinacothèque.

Son lien à cette terre lunaire fut si fort que le Turinois demanda à y être enterré. Sur une autre colline, la petite ville de Bernalda est devenu le port d’attache d’une grande figure du cinéma: Francis Ford Coppola. Son grand-père l’avait quitté à 18 ans pour les États-Unis, fuyant la misère. Au Cinecittà Bar, dans le palais acquis par le réalisateur, qu’il est doux de se poser pour un spritz à l’heure de l’apéritif, entre deux vieilles photos d’acteurs en noir et blanc!

Les flots bleus ne sont plus loin. Car la Basilicate s’offre le luxe d’être bordée de deux mers, Ionienne à l’est, Tyrrhénienne à l’ouest. La première est jalonnée de longues plages de sable fin. On y pique une tête, notamment dans la station balnéaire désuète de Metaponto Lido. La deuxième est une promesse de criques paradisiaques, surplombées d’à-pics vertigineux autour du golfe de Policastro.

Maratea, avec ses maisons couleur pastel, en est la perle cachée, moins bondée que la côte amalfitaine pas si lointaine. Au sommet de sa falaise trône un Christ rédempteur qui, contrairement à celui de Rio de Janeiro, tourne le dos à l’horizon, embrassant cette Italie plus secrète. Les cheveux pleins de sel, on se régale à la table d’une taverne de pâtes du cru, les orecchiette, en forme de petites oreilles, et d’Amaron Lucano, une liqueur à base de plantes. Pas de doute, en Basilicate, L’Enfer de Dante a cédé le pas à la Dolce Vita.

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